Ces rendez-vous hebdomadaires ne te font pas spécialement plaisir. Tu te plies à la règle pour avoir la paix (et parce que tu sais que tu en as besoin, il faut que tu sois réaliste). Tu n’es cependant pas sûr que ces examens, ces check-up, changeront quoique ce soit. Tu sais, au fond de toi, que quelque chose ne va pas. Ta respiration, tes membres si fragiles, les migraines, la toux et le sang : rien de tout cela n’est de bonne augure. Pour l’instant, l’on maintient ton état, de sorte que tu n’aies pas de grosses crises comme lors de ton arrivée (qui t’a valu un mois d'hospitalisation). Tu connais bien les lieux - tu ne peux pas dire que tu les apprécies. Personne n’aime les hôpitaux. Personne n’aime l’odeur aseptisée des médicaments, les longs couloirs blancs aux lumières néonisées, le bruit omniprésent, l’angoisse palpable dans l’air. La mort qui rôde. Il n’y a que les malheurs qui amènent ici, jamais rien d’autre.

Tu passes les portes automatiques et te présentes à l’accueil. On connaît bien ton nom, inscrit dans les pages informatiques : Viktor Talis. Ce nom d’emprunt que tu tentes désormais de dissimuler (puisque tu en as rencontré le véritable propriétaire) mais qui figure malgré tout sur tous les documents officiels et administratifs que tu as dû remplir à ton arrivée ici (pour ton dossier médical, pour ton inscription sur les registres de la mairie, pour ton poste à l’Université). Tu as parlé de ce trou de mémoire, à l’hôpital, et on t’a assuré que cela pouvait arriver fréquemment, de ne pas t’inquiéter, que tout finirait pas rentrer dans l’ordre. Tu sais que tu t’appelles Viktor, mais, depuis trois mois, tu n’as toujours aucune piste sur ton nom de famille. Tu n’as d’ailleurs, quand tu y songes, pas la moindre piste sur cette identité floue. Pas la moindre. Un point supplémentaire à ajouter à ta liste de choses bizarres te concernant, Viktor. Le point qui te perturbe le plus, cependant, sont ces parties inhumaines qui te constituent. Tu portes toujours des gants pour dissimuler ta main droite, constituée de métal et non de chair et d’os (il en va de même pour ta jambe gauche). Tu ignores quelles sont les causes de telles implantations et cela te met extrêmement mal à l’aise (et te fascine tout autant).

Ton rendez-vous se déroule comme à l’ordinaire ; ton médecin traitant à l’hôpital t’ausculte tant et si bien que tu as toujours la mauvaise impression d’être un cobaye qui attise la curiosité des chercheurs. L’on ne connaît pas vraiment ta maladie (que l’on a d’abord cru être la tuberculose), et il y a toujours de nouvelles analyses, de nouveaux check up. Il te demande comment se passent tes rendez-vous psy, ce à quoi tu réponds de manière évasive (parce que ça ne le regarde pas). Il note cependant que tu as l’air plus en forme et te recommande seulement de dormir correctement. Mais comment peux-tu dormir correctement depuis que Jayce Talis est entré dans ta vie avec ses notes, ses idées, ses théories sur des technologies avant-gardistes ? Lors de votre rencontre, vous avez sympathisé en un temps record et il n’a pas fallu longtemps avant qu’il ne te montre ses recherches que certains qualifieraient de fantaisistes (mais que tu qualifies, toi, de révolutionnaires).

Ton médecin fixe un nouveau rendez-vous la semaine suivante et tu remets tes vêtements avec un soulagement non dissimulé. Tu attrapes ta béquille et sors de la pièce en laissant tout ça derrière toi. Tu as hâte de rentrer pour continuer les calculs que Jayce et toi avez lancés, quelques jours plus tôt. C’est sans compter sur la personne complètement désorientée qui te heurte et s’accroche à toi avec l’énergie du désespoir. Tu manques de basculer, déséquilibré par le poids soudain et tu dois refermer ton bras libre autour du jeune homme pour ne pas tomber en l’emportant avec toi. Tu lui adresses un regard irrité mais tu constates qu’il semble en proie à un vent de panique. « Qu’est-ce que- … » articules-tu à ton tour avant qu’il ne perde conscience. Tu écarquilles les yeux et tentes de le secouer sans y parvenir. Tu tournes la tête à droite, puis à gauche, à la recherche d’un membre du personnel soignant qui pourrait venir ôter ce poids de tes bras. « Monsieur ? » souffles-tu à nouveau. « Err… » Tu lèves les yeux au ciel et finis par lui donner une gifle assez forte pour le réveiller Tu n’es pas quelqu’un de violent, Viktor, mais lorsque nécessité fait loi ....

«  Monsieur, vous allez mieux ? Est-ce que ça ne vous dérangerait pas de vous asseoir ? Je ne peux pas vous porter… Si vous vous calmez, j’irai chercher de l’aide. »

L’inconnu revient lentement à lui mais il a à peine le temps d’ouvrir la bouche que tu regrettes déjà de l’avoir réveillé. Tu aurais peut-être dû le laisser tomber sur le sol, espérer qu’il se fende le crâne sur le carrelage et partir sans te retourner. Tu sens que cette rencontre sera loin d’être plaisante (et tu es loin d’imaginer à quel point). Mort ? Pour une gifle ? Tu arques un sourcil alors qu’il t’accuse effrontément et s’appuie davantage sur toi. Tu plantes ta béquille dans le sol pour ne pas basculer et resserre ton emprise autour de ce fou pour éviter votre chute commune.

« Eh bien, oui, vous êtes tombé inconscient dans mes br- » tu n’as pas vraiment le temps d’expliquer la suite logique des événements, car l’homme continue de se plaindre sans même prêter une oreille à ce que tu pourrais bien lui dire. Tu secoues la tête. « Une commotion ? Pour une gifle ? Je ne suis pas médecin mais il est certain que cela ne vous a causé aucun dommage interne. Vous n’aurez même pas d’hématome. » lui réponds-tu froidement, comme s’il était stupide (ce qu’il est, de toute évidence).

Il se détache légèrement de toi et fait un pas en avant en hurlant de douleur. Tu lèves les yeux au ciel et remets en place ta veste. Tu ne sais pas exactement ce qu’il a à la cheville mais tu es à peu près sûr que cela ne mérite pas une telle scène au milieu du couloir. Tu jettes tout de même un coup d'œil aux alentours pour vérifier qu’il n’y ait pas un fauteuil roulant, ou quelque chose, sur lequel l’inconnu pourrait se reposer en attendant que quelqu’un le prenne en charge. Tu ne peux tout de même pas le laisser là, même si tu en as envie.

« Eh, comment ça, “ma fau-” »

Heureusement, tu as des réflexes. Ta main vient aussitôt trouver appuie contre le mur du couloir alors que, brusquement privé de ton équilibre, c’est ta mauvaise jambe qui rencontre le sol - réflexe stupide de ton corps. Tu serres les dents pour ne pas grimacer, pour ne rien laisser paraître, et serres légèrement le poing. Qu’est-ce que c’est que cet énergumène ? Tu n’aimes pas être pris en pitié, Viktor, tu as toujours su te débrouiller tout seul, sans l’aide de personne, mais jamais encore on ne t’avait fait un coup pareil - si bien que tu ne sais ni quoi dire ni quoi faire, à part le regarder avec de grands yeux tandis qu’il utilise ta béquille pour avancer clopin-clopant. Tu tentes de relativiser les événements : premièrement, il s’agit peut-être d’un patient qui a vraiment besoin d’une aide physique (tu ne sais pas exactement ce qu’il a à la cheville), deuxièmement il a peut-être d’autres normes sociales qui ne sont pas les tiennes (et dont une certaine forme de courtoisie ne fait visiblement pas partie). Tu prends donc une profonde inspiration en te redressant un peu. Tu préfères voir ça comme un challenge, une expérience, que comme un réel affront. De toute façon, tu ne peux pas vraiment lui courir après pour récupérer ce qui t’appartient - tu vas devoir prendre ton mal en patience pour la reprendre.

L’homme s’arrête soudain pour te faire à nouveau face, son attitude complètement différente et soudain préoccupé par autre chose que sa cheville. Tu fronces légèrement les sourcils alors qu’il te parle d’artefact. Mais où veut-il en venir, au juste ? Il te noie dans un flot de paroles incompréhensibles et, vraiment, tu ne sais pas quoi dire. Tu entrouvres légèrement bouche, secoues la tête, hausses vaguement les épaules. Mais tu vois là comme une piste, comme un moyen de le faire mordre à l’hameçon.

« Des objets, uh… » marmonnes-tu. « Maintenant que tu en parles, cher ami, j’ai bien quelque chose en tête. » tu n’es pas si doué que ça pour mentir, Viktor, mais tu trouveras bien une idée pour le pousser à revenir vers toi (et à te rendre de gré ou de force ta béquille). Il ne semble plus avoir très mal au pied, de toute façon - tu l’observes presque gambader comme un cabris et cela te rend d’humeur caustique. Tu n’as, de toute façon, guère envie de lui donner ton prénom. Alors qu’il s’éloigne presque en sautillant, fier de lui-même, tu ne peux t’empêcher de dire pour l’arrêter :

« Rhys. Ça a l’air d’aller mieux, ta cheville, » ironises-tu. « Quelle bonne nouvelle. Tu as peut-être des os qui régénèrent plus vite que la moyenne. Un véritable héros, en effet. » Tu lèves les yeux au ciel avant de te redresser et de boitiller dignement dans le couloir pour te retrouver près de lui, légèrement déséquilibré (et tu sais que tu paieras ça plus tard, ta jambe ne te pardonnera pas ce mauvais traitement). Tu tends la main dans sa direction. « Avant de parler de ton… business… si tu me rendais ma béquille puisqu'un tel surhomme n'en a visiblement pas besoin ? Je suis sûr que les personnes telles que toi savent encaisser la douleur comme nul autre, uh ? »

Tu as l’impression d’essayer de convaincre un enfant, et tu n’avais vraiment pas envie de te lancer dans ce genre de débat lorsque tu t’es réveillé ce matin.

Ton petit discours semble avoir fait mouche et c’est avec un air charitable qui te donne la nausée qu’il te rend ton bien. Tu le lui reprends d’ailleurs un peu sèchement des mains, les lèvres pincées. Tu as vu beaucoup de choses, au cours de ta vie, mais rien de semblable à ça, à cet énergumène qui ne manque sacrément pas de toupet. Il ne t’inspire aucune confiance, et tu n’as guère envie de devoir jouer le jeu plus longtemps - malheureusement, tu t’es mis dans une situation délicate. L’individu (Rhys) ne semble pas être quelqu’un qui lâche facilement l’affaire. Tu as la désagréable impression que, si tu pars maintenant sans te retourner, il serait capable de déclencher une scène au beau milieu du couloir. Ou pire : il serait capable de trouver ton adresse pour venir te harceler. Il serait donc plus sage de jouer le jeu et de le larguer en douceur. Tu n’es pas très diplomate. Tu n’as pas une patience en or non plus pour ce genre de choses. Tu as plus important à faire, et cette confrontation te frustre. Mais il te faut réfléchir sur le long terme, et pour avoir la paix, tu es prêt à souffrir quelques minutes (ou, plus vraisemblablement, quelques heures).

Tu ne réponds pas, lorsqu’il marmonne des mots frustrés par rapport à la cafétéria. Tu aurais pu lui répondre, tu connais bien les lieux depuis grâce (ou à cause) de tes nombreux séjours ici. Mais tu n’es pas si gentil, Viktor, surtout pas après le tour qu’il vient de te jouer. Tu t’appuies donc fermement contre ta béquille (que tu serres à présent d’une poigne solide) et le regardes chercher sans rien dire. Tu n’esquisses pas même un geste lorsqu’il prend sa tête entre ses mains. Il faudrait qu’il tombe par terre suite à un malaise pour que tu daignes lever le petit doigt pour l’aider, à présent. Tu gardes une distance de sécurité et songes que le moment serait peut-être bon pour partir. Tu préviendrais un.e infirmier.ère au passage et il ne serait plus ton problème. Il ne connait pas ton prénom, après tout.
Alors même que tu commences à t’éloigner, il semble revenir à lui et te retient par quelques mots. Tu lèves discrètement les yeux au ciel. Insupportable. Tu hoches la tête d’un mouvement sec et lui emboîtes malheureusement le pas. Tu constates d’ailleurs que Rhys ne boîte même plus et tu te demandes quel incident l’a ainsi poussé à dramatiser sa douleur.  

Lorsqu’il te (re)demande ton prénom, tu ne peux plus vraiment esquiver. Tu n’as pourtant guère envie de lui donner le tien. Tu formules donc une excuse intérieure à ton ami et collègue et lui adresses une fausse identité :

« Jayce. » dis-tu. « Je m’appelle Jayce. »

Alors que vous vous rendez en direction de la cafétéria, tu réfléchis à ce que tu pourrais bien lui raconter. Tout mensonge doit avoir une part de vérité pour être crédible, tu commences donc par lui expliquer ce qui te cause réellement souci, dans tes projets de recherche, sans entrer dans des détails que cet homme ne comprendrait pas :

« Eh bien, vois-tu, Rhys, je travaille actuellement sur un projet scientifique. Il me manque un objet crucial pour parvenir à aboutir mes recherches. Et je suis sûr que tu es l’homme de la situation. »

Tu essayes de te montrer flatteur, bien que ton but soit avant tout de le conduire à chercher quelque chose qui, tu le sais, est ici introuvable. Jayce et toi en avez longuement discuté. Pour vos recherches, il vous manque quelque chose qui permettrait de stabiliser une énergie puissante et inconnue ; mais vous êtes l’un et l’autre persuadé que Staten Island ne renferme pas quelque chose d’aussi important. Vos projets sont donc voués à l’échec (pour l’instant, du moins). Vous n’êtes, ni l’un ni l’autre, pas le genre de personne à se laisser abattre, à laisser un obstacle vous obstruer le chemin. Tu es sûr que vous parviendrez à contourner le problème - mais il vous faut pour cela faire des tests.

Tu laisses tes mots en suspens, le temps pour vous d’arriver à la cafétéria, et tu t’assois tranquillement à l’une des tables, en face de lui. Tu ne prends pas la peine de commander quoique ce soit à boire ou à manger, tu n’as pas envie de faire comme si tu allais t’éterniser. Tu n’en as aucune envie. Plus vite tu lui auras soumis ta demande, plus vite il sera parti, plus vite tu n’entendras plus jamais parler de lui. Tu n’es pas quelqu’un qui a beaucoup de temps à perdre,après tout. Ton regard doré se pose sur le visage de cet étrange énergumène et tu prends la peine de le détailler pour la première fois. Il semble avoir plus ou moins le même âge que le tien, à peu de choses près. Son regard est loin d’être honnête, mais il y a chez lui une forme d’étrange naïveté qui ressort dans sa manière d’être. Ce qui attire ton regard, surtout, est cette étrange forme, sur sa tempe gauche qui pourrait presque être confondue avec une légère cicatrice mais qui semble totalement différente. Comme si quelque chose avait été incrusté là, pour une raison ou pour une autre. Et c’est en baissant les yeux que tu remarques sa main droite qui ressemble à celle d’un robot. Légèrement, tes yeux s’écarquillent et tu entrouvres la bouche. Tu en perds le fil de tes idées, quant à ton expérience scientifique et, par réflexe, tu rabats ta main gantée (celle qui dissimule tes affreux secrets) contre toi.

Ton hébétement ne dure pas plus d’une ou deux secondes. Tu te reprends très vite et reportes ton regard sur lui. Pourtant, des questions se bousculent dans ta tête et tes habituelles obsessions sur l’évolution du corps humain reviennent au galop.

« Herm, » reprends-tu alors. « je cherche un objet capable de stabiliser une puissante énergie. Une énergie qui permettrait de rendre la téléportation possible. »