L’étrangeté de la situation fit frissonner David. Comment en était-il arrivé à emménager chez son patron ? Parce que le proprio de son précédent appart l’avait plus ou moins mis à la porte pour il ne savait même quelle raison et que Nikolaï – le patron sympa, de son petit nom – lui avait proposé une solution. Le côté incongru de cette situation ne venait pas de cet accès de générosité en lui-même mais du fait qu’au quotidien, Nikolaï ne transpirait absolument pas la gentillesse et le désintérêt. David n’avait pas osé demander pourquoi il lui avait proposé d’aménager dans son manoir trop grand pour deux. Peut-être qu’il s’y sentait seul, peut-être que David lui avait fait de la peine et qu’il l’avait ramené chez lui comme un chaton trouvé sur le bord de la route. Peut-être un peu des deux, ou encore autre chose. David n’était pas sûr de vouloir savoir, pourtant dès qu’il commençait à trop penser à quelque chose, ses idées étaient de plus en plus improbables et malsaines. Les caves sombres et les haches ne feraient sans doute pas partie de leur colocation étrange. Peut-être aurait-il été plus facile et confortable de demander la raison de cette proposition, mais non, David s’était contenté de remercier son patron quatorze mille fois – environ. Aujourd’hui, il savait où il dormirait et c’était déjà pas mal. Pas du tout anticipé, donc tout à fait dans les cordes de ce qui angoissait David, mais ne pas avoir de solution rapide aurait été davantage anxiogène, donc l’un dans l’autre.

Il stressait aussi à l’idée de vivre avec son patron parce que Nikolaï était… différent ? Toutes les personnes que David croisait étaient entourées de couleurs. Il ne les voyait pas toujours, mais quand c’était le cas, personne n’y échappait. Au début, il en avait parlé à son médecin, qui avait évoqué la possibilité de migraines associées à son anémie chronique. Sauf que ces couleurs n’avaient rien de migraines ; il avait compris avec le temps qu’elles étaient propres à chacun et qu’elle traduisaient le caractère d’une personne, qui elle était, son état d’esprit, ses émotions. David n’en parlait plus parce qu’il savait, d’une manière inexplicable que ces couleurs n’avaient rien de médical. Il l’avait toujours su et s’en était voulu d’en avoir parlé à son médecin, prétendait maintenant qu’il ne les voyait plus, que les ‘migraines’ allaient mieux. Comme il ne voulait pas insister sur ses particularités, il gardait ces histoires pour lui. En parallèle, il avait commencé à les déchiffrer : dans un carnet, il notait ce qu’il pensait de la signification de chaque couleur, notait les différences entre les couleurs de fond et celles qui allaient et venaient en fonction des émotions et des intentions. Il n’avait jamais eu de mal à lire les gens et les couleurs ne faisaient que renforcer ce qu’il sentait à l’instinct. Tout ça pour dire que Nikolaï était différent. Ses couleurs étaient ternes, sombres, auréolées du noir le plus profond que David n’avait jamais vu, intrigant, obsédant. Ça avait son petit côté evil dark lord, mais sorti du côté tape à l’œil, David n’avait aucune idée de ce que ce noir voulait bien dire. Il avait même tenté de peindre l’aura de son patron pour essayer de la comprendre et se la sortir de la tête, en vain. Il n’arrivait pas à saisir l’intensité des ténèbres qui entouraient ses couleurs.

David n’avait guère d’attrait pour le mystère, il aimait les choses claires, carrées et efficaces, les trop rares fois où il arrivait à les garder ainsi. Tout ce que cette colocation promettait de ne pas être. Il soupira et se frotta le pouce entre les sourcils pour se concentrer sur autre chose que son appréhension. Il arrivait faire à faire des choses étranges comme voir les auras des gens ou faire pousser des petites plantes, mais jusqu’à preuve du contraire, ses bégonias ne porteraient pas ses cartons. Son patron inhabituellement gentil, en revanche, était plus volontaire pour l’aider et David ne doutait pas qu’il serait aussi plus efficace. Encore un mystère pour David, qui ne s’y attendait pas. Mais Nikolaï ne transpirait pas non plus l’antipathie. S’il était de prime abord assez froid et pète-sec, l’instinct de David lui soufflait que ce n’était qu’une façade. Cette colocation lui donnerait-elle l’occasion de creuser en ce sens ? D’aller comprendre davantage la villain back story de son patron ? … Rah. Ça ne le regardait en rien, même si sa tendance à trop comprendre les autres le rendait toujours plus curieux. Il avait quel âge, le patron ? Quarante piges ? Plus ou moins ? Sans doute moins. Ça et son caractère, est-ce qu’il supporterait le gamin inconstant qu’il avait ramassé sur le bord de la route ? Alors qu’il attrapait son premier carton, David chassa ses pensées intrusives de son esprit. S’il y avait un moment pour ne pas se dire que les choses finiraient mal, c’était maintenant. S’il partait positif, tout irait bien. Sans doute.

« Merci pour votre aide, Boss. Et pour... » Il fit un geste du doigt comme pour englober la situation dans son ensemble. « Tout. »

14 001 remerciements. Son aide, si elle n’était pas vitale était très bienvenue : David tolérait particulièrement mal les fortes chaleurs et le soleil. La fin d’après-midi ensoleillée d’un début de juillet New-yorkais était tout ce qu’il ne lui fallait pas. A son image, ses indénombrables plantes aussi tiraient un peu la gueule.

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TW : Hallucinations

S’il n’avait pas autant subi le soleil et que tous ses efforts n’étaient pas porté sur le simple fait de déménager sans tourner de l’oeil, David aurait essayé de percevoir l’aura de son patron. Bien que dérangeante et assombrie, ses couleurs variaient comme celles de tout le monde et David n’aurait pas été contre un mode d’emploi « comment vivre avec mon patron ». Passé l’impression que ça sonnait comme le titre d’une mauvaise sitcom, il savait que l’exercice ne serait pas facile, au moins pour lui. Il n’était pas non plus complètement perdu, car il connaissait son patron dans leur relation professionnelle, de réputation aussi. En outre, il connaissait déjà son aura et elle ne lui aurait rien appris de plus sur sa personnalité. Son état d’esprit, en revanche, pouvait changer et influencer sur ses couleurs. L’aura de quelqu’un ne mentait jamais, il avait remarqué. Ce n’était pas plus mal d’être si mal en point, songea-t-il en se précipitant une fois de plus sur l’option la plus négative : comment aurait-il réagi si l’aura de son patron n’avait traduit que de l’agacement et le regret ? Il aurait paniqué pour sûr, mais au-delà, il aurait bien fallu faire quelque chose de cette information. Il se serait retrouvé bien démuni. Heureusement, son patron avait la conversation assez facile pour lui faire croire qu’il n’était pas dérangé par la situation. Et tant mieux si ce n’était pas qu’une façade. Il hocha la tête et lui emboîta le pas vers le grand manoir.

- Tu pourrais répondre, tenter une blague, du genre « je t’appelle comme tu veux » avec un clin d’œil suggestif. Être drôle, pour une fois, suggéra la voix féminine qu’il était le seul à entendre. De ça non plus, il n’en parlait pas avec son médecin.
- Trop suggestif, justement. Tais-toi.

Il leva les yeux au ciel, Nikolaï ne pouvant le voir. Cette voix qui résonnait parfois dans sa tête, il était incapable de l’identifier. Elle devait appartenir à une femme qu’il avait détestée et qui l’avait détesté cordialement, car elle était toujours de mauvais conseil. Et était-il possible d’intervenir à de plus mauvais moments ? Et pour des commentaires toujours plus futiles ? Au moins Nikolaï ne pouvait pas l’entendre, mais elle n’en était pas moins distrayante et elle lui donnait souvent l’air ailleurs. Il l’ignorerait, si elle devait revenir l’embêter, et il préféra rigoler à la remarque de son patron (il avait tout de même retenu l’idée de faire une blague) :

« T’as choisi le bon coloc, alors ; je serais vraiment pas mauvais en tradwife. Je suis même plutôt débrouillard en cuisine. »

Aux détails près qu’il avait un travail et qu’il n’était pas la femme de Nikolaï. Ce dernier savait-il seulement ce qu’était une tradwife ? David n’était pas sûr de vouloir une réponse, ni connaître son opinion sur le sujet. Une pensée le perturba au moment où il passait la porte : comment réagirait-il si son patron se révélait être un vieil aigri intolérant (raciste, sexiste, queerphobe... tout ce qui était susceptible de faire sortir David de ses gonds) ? Cependant, la pointe d’humour de Nikolaï venait alimenter la théorie selon laquelle la solitude serait la raison de cette colocation. Mais la raison de cette solitude ? C’était une autre question qu’il était trop tôt pour poser. L’île ne manquait pas de monde pour se sentir entouré. Mais quel entourage ? Il ne connaissait rien des aspirations, du passé, des traumatismes qui avaient construits son patron.
L’air frais apaisa cependant son esprit tourmenté : au pire, en dépit de ce que Nikolaï venait de dire, il ne profiterait de cette situation que le temps de se retrouver quelque chose. Et si tout se passait bien ? Rester ici ? David se sentit rougir. Il n’avait pas prévu que cette solution puisse être autre chose que temporaire. A vrai dire, il détestait l’admettre, mais il n’avait rien prévu du tout, se laissant porter par les événements. Ne pas être maître de toute situation l’angoissait mais quand il se sentait dépassé, il avait tendance à se replier sur lui-même en attendant la casse. Aucune à déplorer cette fois-ci, mais il se retrouvait une fois de plus pris au dépourvu et s’en énerva. S’il se concentrait davantage, il parviendrait à être moins décousu et pas juste… ça ! Dans tous les cas, il valait mieux que cette colocation, peu importe sa durée, se passe bien. David détestait le conflit. Et si sa seule compagnie aidait à combler le besoin de présence de Nikolaï, alors il remplirait pleinement son rôle de chaton trouvé sur le bord de la route ?

« Je voudrais pas non plus déranger », bafouilla-t-il néanmoins à mi-voix, presque pour lui-même. Il se racla la gorge et ajouta d’une voix plus claire : « Merci. »

Il ne perdrait pas non plus de vue les annonces immobilières, mais cette proposition enlevait un poids supplémentaire de ses épaules. Il n’était plus pressé par le temps. Soulagé et enfin habitué à la luminosité nouvelle, il se permit d’observer les alentours et rigola légèrement.

« Effectivement, t’as de l’espace à perdre. Ça semble encore plus grand de l’intérieur ! C’est 18 colocs qu’il faudrait. » Rien que le hall aurait pu contenir son ancien appartement. « J’espère que t’as prévu un plan parce que mon sens de l’orientation est pourri. Tu me fais visiter ? »

Jamais il ne s’habituerait à le tutoyer.

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