Aaaaaah. Punaisepunaisepunaisepunaise ! Je suis toute stressée ! Et si vous vous dites : « Lola, tu es tout le temps stressée, arrête ton char », bah déjà, vous n’avez pas tout à fait tort, mais pas tout à fait raison non plus. Cette année, je m’inscris parmi les vieux de l’université, les anciens parce que c’est ma dernière année et que l’an prochain je dois affronter la vie d’adulte. Mon entrée à la fac me paraît siii vieille, mais le souvenir du stress que j’ai ressenti à ce moment est lui immortel. Alors, parce que je fais désormais partie des meubles, j’ai décidé de me porter volontaire pour une espèce de programme d’intégration pour les étudiants et étudiantes qui débarquent juste avant l’été ou pendant l’été. Le campus est plus vide, difficile de se sentir intégrée en arrivant quand tout le monde part pour revenir en septembre et voir que tout le monde connaît déjà untel parce qu’ils étaient dans la même promo l’an passé. Pour aider à pallier cette difficulté de positionnement que certaines nouvelles têtes pourraient ressentir, je suis là, à attendre ma filleule de la fac.
Alina, de son petit nom : étudiante en psy. Je l’ai pas stalkée hein, c’est l’orga qui m’a dit ça. J’espère que c’est bien elle et que l’administration n’a rien changé en cours de route. Je n’aime pas trop les imprévus. Pourtant, je n’ai pas prévu grand-chose parce que je ne la connais pas, cette Alina. On ne m’a même pas dit quand elle est rentrée à la fac, ce qui est en soit complètement con et tout aussi stupide de ma part de ne pas avoir pensé à demander. Je ne sais pas si elle a déjà ses repères, ce qu’elle attend de cette rencontre. C’est exactement pour ça qu’on est là, Lola ? Dans le pire du pire des cas, on ira prendre un café au Last Drop, c’est toujours sympa là bas.
En attendant, je l’attends devant l’accueil de la fac, parce que normalement tout le monde sait où c’est, en jouant avec l’une des mèches de ma tresse brune. Le bleu naturel commence à revenir en dessous, mais ça ne me dérange pas. Ça a son petit charme et même, ça me fait plaisir de voir la nature reprendre ses droits. Je me dis que peut-être, c’est un signe annonciateur du reste de moi qui revient (mais sans se presser). Notamment, ma mémoire en demi-teinte qui joue avec moi comme un chat malveillant joue avec une souris.
MAIS ce n’est pas le moment de recommencer à digresser (ça m’arrive souvent) car de loin, la personne que je vois arriver ressemble à la photo que j’ai vue d’Alina. Brune aux cheveux longs. Comme je suppose que les brunes aux cheveux longs ne courent pas les campus pendant les vacances, je lui fais un grand signe de la main pour me signaler.

“Alina ? Moi c’est Lola, enchantée !”

Je lui tends la main pour formaliser les choses. Est-ce que c’est trop formel ? Est-ce seulement la vraie Alina en face de moi ? J’aurais l’air fine, si ce n’est pas elle.

MADE BY @ICE AND FIRE.

Yes ! C’est la vraie Alina ! Je ne sais pas si je devrais me réjouir d’une aussi petite victoire, car elle n’en aurait pas dû être une, mais je ne peux pas m’en empêcher. J’ai tellement peur des gens, au quotidien, que voir qu’elle vient avec le sourire me permet de juste ne pas m’enfuir en courant. Oui, j’ai beaucoup cogité cette décision de prendre part à cette intégration formelle (si elle veut juste rencontrer d’autres étudiants, pas besoin de traîner sur le campus en été, les bars ça suffit) et même après m’être décidée. Ce matin encore, j’ai hésité à me faire porter pâle. C’est bien, c’est bien, on fait des progrès. On n’étant que moi. Pour Alina, je ne sais pas si le simple fait de sortir de son lit est un exploit en soi. Peut-être pas : je sais qu’on ne juge pas un livre à sa couverture, mais déjà le sourire, ça aide. Elle a l’air simple et easy going. En plus elle est en psy, donc elle est forcément gentille, non? Ahaha, si seulement la gentillesse était un prérequis pour travailler dans le psycho/ médico/ social/ tout ce qui implique la sensibilité humaine, ça se saurait. Mais elle ? Elle ne me donne pas l’impression d’avoir choisi sa voix par défaut. A vrai dire, les cursus universitaires que choisissent les gens sur cette île sont assez révélateurs des différents parcours de vie. En arrivant ici, seule avec soi-même, pas le choix que de se regarder en face cinq minutes pour savoir ce qu’on veut faire. Un exercice complexe d’un côté, mais enrichissant et révélateur. Et à côté y’a moi, qui fais une majeure chimie parce que j’adore faire péter des trucs. Je ne me présente pas comme ça en général, ça refroidit assez vite. Mais j’ai fait un effort pour l’année prochaine, j’ai aussi pris un cours en science de l’ingénierie, feu Jayce sensei serait fier de moi. Je vais devenir une dame importante, j’vous jure.

« Campus, et davantage en fonction de la vie que tu aimes mener, j’imagine. On n’est pas cantonnées ici. » Je crois pas. « Je suis là depuis deux ans – presque, à une semaine près – maintenant, je commence à connaître l’île comme ma poche ! »

Ça, c’est surtout parce qu’au gré de mes déambulations insensées, je me suis perdue dans toutes les ruelles sombres de la ville et tous ses caniveaux – mon équilibre n’est pas bon, je trébuche facilement. Au fur et à mesure de mon aventure ici, ces ruelles sombres et sales me paraissent même plus familières que les grands axes bien entretenus. Souvent, je me demande si c’est dû à la foule, qui s’y accumule moins, où à mes souvenirs qui commencent à remonter mais que je ne parviens qu’à saisir que sous forme de sensations. Mais bon, elle n’est pas obligée de savoir tout ça, non ? Ajouté à la passion des explosions, je ne suis pas sûre d’être encore fréquentable. Tu n’as jamais été fréquentable, regarde toi. Je papillonne des cils pour chasser discrètement cette pensée intrusive.

« Et toi ? J’en déduis que tu es arrivée récemment, sinon tu ne serais probablement pas là, mais je sais juste que tu es arrivée à la fac récemment. Si tu as déjà un job - tu travailles où, d'ailleurs - et que tu es déjà plongée dans les études, soit tu es particulièrement efficace, soit tu n’es pas arrivée hier. » Je rigole. « Peut-être les deux, d’ailleurs ? »

Je me mets en marche vers le bâtiment adjacent à celui devant lequel je l’attendais.

« J’imagine que tu connais déjà l’accueil, du coup ? Ils sont parfois un peu long à la détente, mais ils peuvent aider sur plein de trucs, même qui n’ont pas de rapport avec la fac. Ils ont l’habitude des différences. Tu aurais besoin d’aide ? Niveau technologie, administratif, appartement ? Même faire fonctionner un micro-onde, ça peut être déstabilisant selon ton monde d’origine. »

MADE BY @ICE AND FIRE.

Ouais, minou, je sais, t’es pas la seule à galérer sur la question. C’est tellement compliqué, de débarquer sur cette île. Avec ou sans mémoire hein. Soit on doit composer la suite d’un livre dont on a pas le début, soit on doit d’adapter à quelque chose pour lequel on a jamais été préparé, qu’on a jamais imaginé. C’est aussi un peu pour ça que je suis là aussi, passées les premières angoisses de l’entrée à la fac. Débarquer ici, devoir s’adapter version « marche ou crève », bien américain, je trouve que ça flirte avec la cruauté. Si on peut au moins tenter de s’entraider et de se tirer vers le haut, c’est la moindre des choses, non ? C’est ce qui me paraît de plus humain à faire. Ou pas, parce que les humains ne méritent pas souvent les valeurs qu’ils défendent. Le plus empathique, peut-être ? Le plus bienveillant ? Forger le monde qu’on aimerait habiter, tout ça tout ça. J’aimerais bien que les humains soient mieux que ce qu’ils sont. Lola adressa à sa filleule un sourire qui se voulait compatissant.

« Ce n’est pas une question qui nécessite une réponse immédiate. Plus un voyage personnel, un truc dans le genre. »

Ah, ma psy serait si fière ! Mais, même si j’ai passé des mois et des mois à trouver cette histoire de développement personnel ô combien frustrante, je crois – crois – que je commence à comprendre le principe de la patience. Ça fluctue mais y’a du mieux. Est-ce que son chemin sera tranquille ? Je lui souhaite. Je pense que savoir d’où elle vient peut être un atout, une base. A défaut de savoir ce qu’elle veut, elle saura sans doute ce qu’elle ne veut pas.

« Disons que si on veut y voir le bon côté des choses, on n’est pas en guerre. »

Ouais, c’est pas tant le bon côté que le strict minimum pour essayer de se construire dans un nouveau monde ? Je serai jamais coach confiance en soi, que voulez-vous.

« Je te donnerai mon numéro, comme ça au besoin tu pourras toujours me joindre et si je peux t’aider, ça sera avec plaisir. »

J’esquisse un sourire mais la réflexion d’Alina me fige. Mon monde ? J’ai envie de ricaner, mais je m’en garde. Quel monde ? Ah ! Elle pointe du doigt quelque chose qui me tracasse. Mes souvenirs sont flous, libres d’interprétation. Je n’en perçois que des sensations, pas tant d’images, ou alors elles sont si absurdes que je n’y crois pas en tant que telles. Ce sont des messages, dont il faut lire entre les lignes. Y repenser m’arrache un frisson, comme toujours. Ma mémoire me hante, le conflit qu’elle attise en moi me perturbe depuis longtemps. J’aimerais comprendre, savoir d’où je viens, pouvoir mieux accepter mes états. Mais d’un autre côté, comment travailler dessus avec tout mon cœur, quand tout ce qui me parvient relève de la haine, de la violence, de la peur et de la tristesse ? Ici, je suis décousue, je suis chaotique, je suis instable, mais j’ai réussi à me construire un cocon confortable pour évoluer avec des gens qui me font me sentir bien, envers et contre tout. Ai-je envie de venir perturber cette paix que j’ai réussi à trouver ? Mais saurais-je continuer indéfiniment en ignorant la curiosité qui me ronge ? Je peux pas lui expliquer ça comme ça, on est d’accord ?

« Pas déplacée, non... » Je me gratte la joue d’un air discret. « C’est plus que je n’ai pas de réponse à cette question, je ne me souviens pas de mon ancien monde, j’ai juste certains ressentis qui semblent si familiers et je ne sais même pas si ça fait sens, mis bout à bout. Donc quelque part, mon monde, c’est ici ? C’est bizarre de dire ça, parce que d’une certaine manière, j’ai que deux ans, tu vois ? C’est presque un peu flippant, ça donne la sensation de construire une maison sans connaître l’état des fondations. » Je laisse échapper un petit rire forcé. « J’espère juste que les fondations sont adaptées et que je vais pas devoir péter la baraque. »

MADE BY @ICE AND FIRE.

Ah ouais d’accord. Quand elle a dit « bien moins évolué technologiquement », je n’ai pas compris à quel point. Ou j’ai peut-être assumé qu’en quatre mois, elle aurait eu le temps d’apprendre à se servir d’un téléphone. On en a tellement besoin aujourd’hui, même si beaucoup d’administrateurs, proprios, patrons… sont plus coulants parce qu’ils savent que l technologie, c’est justement pas pour tout le monde, mais y’a des trucs… comment elle prévient si elle est en retard au travail, par exemple ? Ou si elle veut appeler le plombier parce que son évier est pété ? Comment elle appelle le toubib, si elle est malade ? Elle demande à ses voisins ? Effectivement, bien moins évolué technologiquement. Surtout qu’un téléphone, c’est assez basique en soi. Jusqu’où pousse sa méconnaissance de notre modernité ? Alors, je m’interroge quelques secondes sur comment lui répondre pour faire simple. Il faudrait qu’on se pose pour que je lui montre l’utilité de base d’un téléphone. On est apparemment d’être loin de lui expliquer comment jouer à Candy Crush.

« C’est pour garder contact, mais si t’as pas de téléphone, ça va pas servir à grand-chose. Pour remplacer les lettres et les délais de réponse, en gros. C’est instantané. Je t’expliquerai si tu veux. »

Transition, changement de sujet, mais je sais pas si j’aurais pas préféré qu’on reste sur les téléphones. C’est facile, je les maîtrise, eux. L’incertitude existentielle qui pèse sur ma gueule est de suite bien plus dérangeante. J’aurais dû rester sur les téléphones. J’aurais embrayé sur internet, les compteurs électriques et les laveries automatiques, pour ce que j’en sais ! A la place, je suis là, perdue dans le vide à ruminer quelque chose dont je suis même pas au courant. Je ne savais même pas que c’était possible… Je me gonfle, parfois.
Sa main sur mon épaule me fait sursauter légèrement et je lui réponds avec un sourire poli. Elle n’a vraiment pas l’air méchante, je peux pas lui en vouloir d’être curieuse. Je vais garder le positif et me contenter de sa propre remarque sur le fait que « tout le monde » a le droit au bonheur. Puisqu’elle n’a pas l’air de celle qui se fera passer avant les autres, je vais espérer qu’elle retiendra sa propre sagesse, et si elle parvient à en profiter, ça fera une personne malheureuse de moins sur cette planète pourrie. Je profite de la perche qu’elle me tend :

« Bonne idée ! Je suis composée à 90 % de café donc je ne vais jamais refuser d’aller boire quelque chose. La cafétéria fait des boissons pas trop mal, à vrai dire, juste leurs cappuccino sont un peu douteux, mais le reste ? Ils se débrouillent pas trop mal. »

Je m’engage entre deux bâtiments avant de me rendre compte qu’elle n’a peut-être pas la moindre idée de ce qu’est un cappuccino. Oh mon angoisse. Sait-elle seulement ce qu’est le café ? C’est pas une technologie mais qui sait si ça pousse dans le monde duquel elle vient ?

« Un cappuccino, c’est un café avec de la mousse de lait, je sais pas si vous êtes très branchés café, d’où tu viens ? »

MADE BY @ICE AND FIRE.

Mouais, bon. On va se concentrer sur des trucs factuels hein, ça me réussit mieux que de divaguer sur le sens de la vie. Café, téléphone, ce sont des sujets que je maîtrise. Toute proportion gardée, parce que je suis ni barista ni ingénieure en téléphonie, mais ce sont autant d’options que je n’exclus pas comme choix de carrière. Imaginez, sentir le café toute la journée ? Tu sors du taf et tu sens encore le café ? Est-ce que Jimmy aime le café ? Rah ! Je peux pas tout réfléchir en fonction de lui ! Surtout qu’une carrière de barista manquerait d’expérience foireuse. Ouais donc peut-être pas ingénieure téléphonie non plus… Beaucoup trop minutieux pour mes goûts personnels. J’ai tout l’année pour y réfléchir, vous me direz, donc est-ce que je suis pressée ? Non. Stressée ? Oui. Pense au café, Lola, lui il est gentil et ne met jamais la pression. J’ai jamais compris les gens qui t’affirment que le café ça stresse encore davantage. Mes habitudes de vie sont la base de mon équilibre fragile, enlevez les-moi et je m’effondre comme un château de cartes. Alors les bénéfices d’arrêter le café ? Invisibles pour l’instant. Puis ça va, tant que je n’en bois pas douze par jour. Du reste ? J’crois que sa question sur mes 10 % restants est sensée être humoristique, mais je ne peux m’empêcher d’y penser sérieusement. 10 % de quoi ? De doutes, d’incertitudes, de médicaments, d’hallucinations ? Whaouh, non, c’est bien trop sérieux pour la légèreté de la conversation. Elle renchérit sur les gaufres, coupant court à mes digressions intérieures.

« On pourrait devenir un brunch, ensemble. Je suis assez persuadée que mes 10 % restants sont des avocado toasts. »

Des avocado toasts ? Pourquoi j’ai pensé à ça, moi ? Est-ce que Jim aime les avocado toasts ? Mais on avait dit de ne pas tout ramener à lui ! Et l’idée de devenir le brunch de Jim… J’ai assez fréquenté la société moderne et fan de sous-entendus pour savoir que la nourriture fait rarement référence à de la nourriture. Je me racle la gorge pour garder la contenance qui me fait défaut dès qu’il s’agit de Jimmy Boy. Une visite de la fac, on est là pour ça.

« Ce bâtiment là, c’est le gymnase. Avec tes frais d’inscriptions tu as accès à plusieurs sports que la fac propose. J’ai une brochure qui les présente si ça peut t’intéresser. »

J’ai plein de papiers pour elle que la fac m’a refilés, j’ai vu la brochure donc pas besoin de faire un détour pour l’attraper. Personnellement, je pense être allergique au sport, donc je m’en tiens aussi éloignée que possible.

« Et là, le saint Graal, la source d’énergie de tous les étudiants ; il y a même des gaufres dans les bons jours. » Je lui adresse un clin d’oeil qui exagère encore plus l’inutilité de ma présentation théâtrale de la cafétéria. « Cela dit, je ne pense pas qu’elles soient maison, donc je ne sais pas ce qu’elles valent, mais tu auras peut-être très vite un avis sur la question. »

Je rigole et pousse la porte de la cafet’. Je ne viens pas souvent ici l’été, mais quel plaisir de la voir aussi vide ? Il n’y a qu’une personne pour tenir toute la baraque et elle a même l’air de s’ennuyer. Mais y’avait des gaufres. Ça, et le café comme d’habitude, tout s’annonce bien pour que la journée soit bonne.

MADE BY @ICE AND FIRE.