Il y a des soirs, comme ça, où rentrer est difficile. Surtout lorsque tu es plongé dans la lecture des dernières notes de Jayce. Plus vous avancez dans votre projet, plus tout semble prendre sa place (et s’éloigner en même temps). Quelque chose vous échappe, quelque chose vous manque (quelque chose que vous ne trouverez sans doute pas ici). Alors, comment faire, comment avancer ? C’est la question que tu te poses lorsque quelques coups sont frappés à la porte et que quelqu’un entre aussitôt. D’un mouvement rapide, tu refermes le classeur où sont rangées toutes les notes de Jayce et redresses la tête en direction de Lola, une jeune femme qui suit parfois tes cours. Tu ne sais pas exactement quelle heure il est (tu as du mal à suivre le rythme depuis que l’hiver s’est installé et que les jours sont devenus plus courts), mais la voir ici n’est pas une surprise. Lola reste souvent très tard pour travailler sur ses propres projets, et tu n’en as jamais dit un mot à personne (sûrement parce qu’elle te fait un peu penser à toi, d’une certaine manière). Tu ne sais pas ce qui te fait penser ça, tu ne gardes pas vraiment de souvenirs de ta jeunesse, mais- Tu as le sentiment que tu as été comme elle. Lorsque les idées débordent, il faut les mettre en pratique, n’est-ce pas ? Sinon à quoi pourraient-elles bien servir ? Elle a d’ailleurs dans ses bras quelque chose qui ressemble à un petit robot, et tu comprends aussitôt où elle veut en venir. Face à sa demande, tu arques légèrement un sourcil, glisses un rapide regard vers les notes que tu vas abandonner, avant de hausser les épaules et de dire avec ton léger accent :

« Sure, why not. »

Tu fais un mouvement de la tête pour lui désigner l’espace de travail au fond de la salle, attrapes ta béquille et te lèves pour aller la rejoindre. Tu allumes la lumière au-dessus de la table qui est normalement destinée aux travaux pratiques pour les élèves qui étudient la physique (faire briller des ampoules, c’est passionnant la première fois, ensuite, on s’en lasse très vite). Tu ne te considères pas très bon professeur (tu n’as parfois pas beaucoup de patience, face à quelqu’un qui ne comprend pas où tu veux en venir) mais tu apprécies tout de même de guider ceux qui s’intéressent vraiment à ce qu’ils font . Tu en tires une petite satisfaction. Tu aimes bien Lola. Elle n’est pas ce que les autres enseignants pourraient appeler de studieuse. Toi, tu la trouves passionnée - et c’est ce qui compte. Peu importe les devoirs bien faits, les exercices correctement ratifiés, les règles suivies à la lettre. On ne s'accomplit pas en suivant le droit chemin (pas toujours, en tout cas).

« Et quel résultat souhaitais-tu obtenir, exactement ? » demandes-tu en tournant le robot entre tes doigts.

Elle devait avoir une idée en tête, à la base, non ? Ou bien voulait-elle juste le faire fonctionner d’une quelconque manière, le rendre un peu plus vivant ? Tu t’assois sur l’une des chaises autour de la table pour pouvoir lâcher ta béquille et manipuler l’objet sans difficulté. Tu as comme l’impression que quelques matériaux appartiennent à l’Université (à moins que Lola ne soit spécifiquement aller acheter du polymorphe, mais tu n’es pas sûr qu’ils en vendent à la supérette du coin) mais tu ne fais pas de commentaire à ce sujet - ce n’est pas vraiment ton problème, à vrai dire. Si tu dois jouer le rôle d’un enseignant, tu enseignes, tu donnes des pistes, des clés, pour que tes élèves réussissent. Tu n’es ni policier, ni surveillant, ni quoique ce soit de ce genre (et n’as pas spécialement envie de l’être).  

« Tu n’as qu’à me montrer ce qui ne va pas, et nous verrons. » Tu sais qu’expliquer quelque chose à quelqu’un qui ne connaît pas le projet peut aider à trouver des solutions.

Qualifier une idée d’irréaliste ne te plaît pas. Tu aimes l’innovation, tu favorises les nouvelles approches, les idées créatrices. Pourtant, face à ce que Lola t’explique, tu ne sais pas vraiment quoi penser. Tu arques un sourcil et observes le petit robot en silence pendant quelques instants. Il a une forme étrange, fait de bric et de broc, mais tu es convaincu que les meilleures inventions viennent d’un amas d’idées mises les unes après les autres. Et ce robot en est la parfaite illustration. Cependant, tu ne vois pas vraiment quelle est la ligne conductrice de ce … projet. Tu la regardes reprendre l’objet de tes mains et attraper deux fils qui se battent en duel avant de pencher la tête sur le côté, comme si le regarder sous un autre angle pouvait t’apporter des réponses plus claires que les siennes.

Un modélisateur de pensées, donc.
Quoi ?

Tu ne penses pas être quelqu’un de fermé aux découvertes, Viktor, vraiment pas. Tu es même persuadé d’encourager l’imagination - primordiale à toutes recherches scientifiques, contrairement à ce que les gens pensent en voyant des séries de chiffres et de calculs alignés. L’idée en elle-même est attrayante, soit. Tu ne vois pas bien à quoi cela pourrait servir dans le quotidien, mais pourquoi pas. Il s’agit là du projet ambitieux d’une adolescente qui veut expérimenter de nouvelles choses, de nouveaux horizons. Et tu serais mal placé, Viktor, très mal placé pour critiquer une telle ambition. N’es-tu pas toi-même en train de travailler sur un projet que certains qualifieraient d'emblée de science fiction ? Ces dernières semaines t’ont démontré par A + B que tout peut être possible, si l’on cherche bien.

Cela ne veut pas forcément dire que l’objet en question fonctionnera. Tu es persuadé que la technologie de Staten Island (et du (ce) monde, de manière générale) n’est pas assez avancée pour permettre à de telles recherches d’aboutir correctement. Qu’il manque une source, un point d’ancrage, quelque chose comme un catalyseur qui permettrait de stabiliser certaines forces.

Tu es tiré de ta réflexion par un carnet de notes qui t’est tendu. Un instant, tu hésites. Une fraction de secondes pendant lesquelles tu te sens extrêmement mal à l’aise, presque nauséeux. Cette impression passe aussi vite qu’elle est venue et tu attrapes le calepin. L’écriture est brouillonne et tu la déchiffres plus que tu ne la lis. Il y a des inscriptions ici et là, des précisions dans la marge, des petits dessins de différentes couleurs qui expliquent certaines étapes. C’est, pour toi, comme un immense puzzle de pensées à reconstituer. Tu déposes les feuilles sur un coin de table et marmonnes dans ta barbe en suivant du doigt les écritures. Tu lui jettes un regard en coin.

« Ah, je suis donc ton rat de laboratoire. » t’amuses-tu du bout des lèvres. Un cobaye, en quelque sorte. Cela ne te dérange pas. Tout passe par des phases d'expérimentations. Tu ne sais juste pas vraiment comment cette chose pourrait réagir alors tu hausses vaguement les épaules. Les risques ne te dérangent pas, mais tu aimerais d’abord en savoir un peu plus avant d’offrir ton esprit à la science. « Tu permets ? » Tu n’attends pas de réponse avant de manipuler l’objet à nouveau en jetant un coup d'œil fréquent aux notes. Tu crois comprendre un peu le cheminement de Lola. « Err, je n’ai jamais rien vu de tel, mais admettons … C’est quelque chose qui t’es venu comme ça ? Je doute que cela finisse par fonctionner. En tout cas pas ici. Il faudrait y ajouter une puissance dont je n’ai pas connaissance. Mais on peut toujours faire des tests. Ce n’est jamais du temps perdu, les résultats, même les moins concluants, amènent d’autres pistes. »

Il ne faut jamais baisser les bras, c’est plus ou moins ce que tu veux dire de ta voix absente et méthodique. Tu reposes doucement le robot sur le plan de travail avant de tapoter ta tempe du bout de ton index.

« Tu as déjà testé ça sur toi, j’imagine ? Vas-y, montre-moi. Je crois que j’ai compris où tu voulais en venir. Ça ne doit pas être si terrible. »

A part un mal de crâne, tu n’as sûrement d’autre à y gagner, mais tu es à ton tour curieux. Qu’en penserait Jayce ?

Toute innovation passe par des phases de tests et d'échecs. C’est surtout ce que tu veux transmettre à ton étudiante. Il est certain que son invention ne fonctionnera pas en l’état, mais vous ne perdrez rien à théoriser, à expérimenter. Ses idées sont brouillonnes (aussi brouillonnes que son écriture), mais elle tente malgré tout de les mettre en application avec un enthousiasme peu commun, chez les jeunes gens de cet endroit moderne. Tu ne peux que l’encourager à garder cette passion, cette flamme qui brille au fond de son regard. La motivation peut parfois être fragile, il faut se montrer persévérant face aux obstacles pour atteindre ses objectifs.

« Tu sembles avoir beaucoup d’idées qui te passent par la tête, en tout cas. » commentes-tu simplement en continuant d’étudier le robot en question.

Les expériences concernent bien souvent ceux qui souhaitent les mettre en place. Quelque chose qui tient assez à cœur, en tout cas, pour que l’on s’y investisse autant. Sinon, cela ne sert à rien. Sans passion, l’innovation ne vaut pas grand-chose. Sans but, sans objectif, cela s’appelle “travailler dans le vide”. Lola, elle, a la passion. A l’imagination. A la motivation. Ne manque que la pratique pour réaliser ce qu’elle souhaite atteindre … Et peut-être une matière un peu plus concrète. Quelque chose qui ne baigne pas dans la science-fiction. Mais, encore une fois, tu serais mal placé pour juger ça. Jayce et toi travaillez sur un projet qui s’apparente très clairement à de la science-fiction. Pourtant, il ne t’est jamais venu à l’idée de douter, de croire à une chimère, ni même de le penser fou. Ces faits s’appliquent donc aussi à ton étudiante - sinon, tu n’auras plus qu’à te qualifier d’hypocrite. Et tu ne penses pas en être un.

Tu lui adresses un coup d'œil, comme si tu la jaugeais des pieds à la tête, avant d’avoir l’air un peu amusé. Lola est une étudiante un peu décalée, qui sort de ce que les autres appellent la norme (et de ce que tu qualifies, toi, comme barbant). On ne devient pas scientifique, ni même inventeur, ou quoique ce soit de ce type, en suivant des règles. Étrange façon de penser lorsqu’on enseigne une matière aussi rigoureuse que les mathématiques, hm ? Matière emplie de formules à connaître par cœur pour arriver à un résultat exact. Pourtant, à tes yeux, les mathématiques sont comme de l’art, une fantaisie à articuler, à harmoniser, pour créer.
Tu la laisses récupérer son robot alors qu’elle l’installe sur le plan de travail et en tire plusieurs fils qu’elle vient fixer sur tes tempes. Tu t’assois sur l’un des tabourets et poses ta béquille contre la table. A bien y réfléchir, tu n’apprécierais pas spécialement que tes idées soient mises à nues, révélées sous quelque forme que ce soit - sauf dans le cadre de la recherche. Tu doutes cependant que cette histoire fonctionne, et tu es même sûr que ce ne sera pas le cas ici, à Staten Island. En fait, tu es simplement curieux de saisir la marche à suivre de Lola, d’observer la manière dont son petit bidule fonctionne. Tu ne pourras pas vraiment l’aider dans cette démarche-là, mais tu espères plutôt lui faire comprendre que c’est important d’essayer et de ne jamais abandonner l’envie de créer et d’inventer. Tu hausses donc légèrement les épaules.

« Ah-ah, donc tu admets que je suis bel et bien un rat de laboratoire. » t’amuses-tu avant de balayer l’air de ta main gantée. « Ce n’est pas comme si j’avais quelque chose de capital de prévu. Et ce n’est pas tous les jours qu’on a la possibilité d’être un [i]cobaye pour ce genre d’expérience. Je suis simplement… Curieux. »

Tu te rends compte à quel point proposer de servir de cobaye à une étudiante que tu connais à peine en dehors des heures de cours peut paraître un peu stupide. A vrai dire, ce n’est pas tant une histoire de confiance, mais plus la conviction de … N’avoir pas grand chose à perdre à essayer. Tu as observé le petit robot, et tu es certain qu’il ne ferait pas de mal à une mouche. Et quand bien même ton cerveau se retrouverait grillé par un choc électrique … Eh bien, dans le fond, tu n’arrives pas à t’en soucier. Et cela mériterait sans doute que tu en parles à taon psy que tu es obligé de fréquenter toutes les semaines à cause de ce que les médecins ont appelé une “tendance suicidaire”. Et parce que laisser un patient de ta condition physique sortir de l’hôpital leur a pas mal coûté alors qu’ils ne savaient même pas ce que tu avais (et ne le savent d’ailleurs toujours pas). Alors, oui, sans doute lui en parleras-tu …. Ou sans doute pas.

Lorsque le robot s’allume, tu attends malgré tout quelque chose. Tu regardes les petites pièces s’allumer et se mouvoir avant de s’éteindre comme un vieux jouet usé par le temps en un bruit d’agonie. Malgré tout, quelque chose en sort, comme une tâche d’encre sombre qui se répand sur le plan de travail. Tu arques un sourcil avant de secouer légèrement la tête.

« Peut-être … Qu’il faudrait étudier la question sous un autre angle. Un angle un peu plus médical - ou plus chimique, en tout cas. Le cerveau a des connexions nerveuses, plus de cent milliards de neurones et encore plus de points de connexions entre les synapses. Tout cet amas forme notre esprit, nos pensées. Il faudrait pouvoir utiliser ces connexions électriques pour les connecter à Michel. Mais cela demande un peu plus de matériel et … Des expérimentations hors de notre portée, je le crains. A la place, on peut toujours remplacer ça par des simulations. Un code de pensées pré-définies que Michel serait capable de percevoir, mais ce ne sera pas directement une pensée humaine. »

Voilà que tu t’emballes pour le projet d’une étudiante … Tu manques vraiment de sommeil. Mais tu ne peux pas t’en empêcher.

« …. Est-ce que tu veux étudier la question ? »

Coder. Non. Tu ne sais pas coder. Tu n’as jamais essayé, ne t’es jamais penché sur la question non plus. La technologie de Staten Island t’a toujours laissé dubitatif et, quel que soit l’endroit d’où tu peux bien venir, tu es persuadé que les avancées sont différentes et ne fonctionnent pas du tout de la même manière. Tu ne sais donc pas coder, et cela ne fait clairement pas partie de tes compétences - toi pour qui la photocopieuse reste un mystère à part entière. Cependant, ce que tu connais approximativement de ce langage informatique te plaît davantage que les boutons d’une machine qui fonctionne une fois sur dix pour des raisons aussi pénibles qu’insolubles. Il y a, dans ces suites de lettres et de symboles, une esthétique qui s’approche de celle des équations et qui te parle, t’intrigue même un peu. Tu ne serais pas contre te pencher sur la question, si tu en avais l’opportunité.

« Err, non. Je ne sais pas coder, mais c’est un sujet intriguant dans lequel je ne serais pas contre l’idée de me plonger. » dis-tu en haussant légèrement les épaules alors que tu détaches lentement de tes tempes ces fils reliés à Michel (et tu n’arrives pas à croire que tu es en train d’appeler ce robot par un prénom).

Lorsqu’elle étaye un peu ses pensées et ses connaissances sur le sujet informatique, tu poses sur elle ton regard doré où brille l’éclat d’une curiosité avide. Elle semble s’y connaître a minima sur le sujet et les possibilités qui en découlent te fascinent. C’est un champ des possibles très vaste qui s’offre à vous, qui vous permettrait d’avoir accès à une technologie déjà un peu plus avancée que celle que vous possédez à l’heure actuelle. Et braver les interdits t’importe bien peu, tant que cela te permet d’accéder à de nouvelles découvertes. Oh, bien sûr, tu n’irais pas mettre en danger des vies humaines, mais les règles ont été établies pour être franchies, non ? Pour y en aurait-il, sinon ? Pourquoi se donne-t-on toujours la peine de réfréner les avancées scientifiques qui ont toutes, ou presque, bravées les interdits pré-établis ? C’est là que la science intervient : pour repousser les limites. A commencer par ses propres limites et par celles instaurées par les autres (qui n’y connaissent généralement pas grand chose, ou sont mus par la peur).

« Tu as l’air de t’y connaître un peu, sur ces questions d’internet. Dans ce cas… » tu réfléchis honnêtement à la question. Pas que pour Michel, parce que ce robot n’est finalement qu’une cause de multiples conséquences. Tu penses de manière plus large, plus grande. Tu penses au projet de téléportation que t’a un jour soumis Jayce, tu penses aux arcanes sur les notes de ton ami, ces mêmes symboles gravés sur ta peau si pâle, et tu songes également aux possibilités que ce codage pourrait apporter à ces recherches qui pourraient finir tôt ou tard par se recouper d’une manière ou d’une autre. Comme diraient certains, les grands esprits se rencontrent. « … Dans ce cas, nous pourrions diviser certaines tâches de recherches pour structurer les pensées de Michel, en commençant par quelque chose de simple, comme des réponses binaires. “Ça va ?” “Oui.” ou “Non.” en entrant une variable aléatoire. J’imagine que ce serait un début … Accessible. »

Parce qu’il faut bien commencer par quelque chose, commencer quelque part. Et comme tu n’es pas quelqu’un qui respecte vraiment le protocole, tu proposes donc à ton étudiante ce que tu pourrais proposer à n’importe quel collègue de travail.

« Pour cela, oui, j’ai accès au réseau sans les restrictions qu’ont les étudiants ; note mes accès dans un coin. » ajoutes-tu en désignant son carnet et en lui donnant ton identifiant et le code que tu n’as pas changé depuis ton arrivée au sein du corps enseignant. Cela fait soudain de vous plus des partenaires qu’un professeur et son élève, finalement. Mais elle a aussi des choses à t'apprendre donc ce n'est pas une vision biaisée de la réalité.