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༄ Fin de journée, 18h30 – La plage est, comme à son habitude, vide. Pas un chat, pas un rat, pas un seul bipède à dix kilomètres à la ronde ; seulement quelques mouettes qui hurlent à l'horizon et qui se délectent de la poiscaille locale en pensant être le nombril du monde, à brailler comme si leur vie et celle de leurs descendants en dépendait. Rien qui ne surprenne Shadowheart – ou Jen, parce que c'est encore Jen, pour le moment & malgré la remontée fracassante de la totalité de ses souvenirs quelques jours avant. La plage semblait l'aider à aller mieux : entendre le bruit des vagues s'écraser sur le rivage, et plus loin aussi, vers la gauche sur la falaise, l'eau salée qui s'y engouffrait, avant d'y ruisseler lentement... Ca aussi, ça remplissait son esprit de sons agréables à entendre, à écouter, à déceler. Le petit port aussi était assez animé. Quelques pêcheurs finissaient d'amarrer leurs petits bateaux après avoir descendu leurs pêches du jour... Une journée normale dans un monde normal...Bien trop normal.

Jen se trouve là, plantée en plein milieu de la plage à observer les vagues aller et venir jusqu'aux semelles de ses bottes, bras croisés contre sa poitrine afin d'éviter que le vent ne s'en prenne davantage à elle. Sera t-elle la seule à avoir eu l'idée de venir observer le coucher du soleil de ce soir ?

En tout cas, le ciel semble préparer quelque chose de prodigieux. Et il n'y a jamais assez d'yeux pour profiter d'un tel spectacle. Mais il n'y aura jamais assez de mots pour décrire quelque chose d'aussi merveilleux.

Est-ce qu'elle s'attendait à ce que quelqu'un vienne sur la plage à une heure comme celle-ci et avec une température aussi basse ? Non, pas vraiment. Et pourtant, un instant, elle crut que ce qui s'apparentait à un soupir fort peu discret, quelques mètres derrière elle, n'était que le fruit de son imagination. Seulement, les pas dans le sable qui le précédaient et le timbre caractéristique de quelque chose qui s'effondrait sur le sable lui mettait de suite la puce à l'oreille. Elle avait tourné la tête, faisant suivre ses épaules afin de jeter un regard par dessus, remarquant immédiatement qu'une jeune femme s'était elle aussi invitée à l'observation de ce coucher de soleil. Ca ne la dérangeait pas, d'autant plus que la fausse blonde lui assurait qu'elle n'était pas là pour perturber sa fin de journée qui trempait presque dans la nostalgie à ce stade.

Une brise bien trop fraiche l'avait forcée à remonter légèrement les épaules, alors que ses mains s'activaient sur ces dernières, et qu'un sourire, aussi léger soit-il, se laissait deviner sur ses lèvres.

« Tu ne me déranges pas » s'était-elle laissée dire, après avoir cédé au silence qui s'était interposé quelques secondes entre elles. « Je m'apprêtais à dire aux mouettes qu'une écharpe n'aurait pas été de trop pour ce soir. Mais puisque tu es là... Je regrette un peu d'avoir cru qu'en bord de plage le vent n'était pas traitre. »

On ne pouvait pas dire que c'était une habitude pour elle d'aller sur la plage pour prendre un grand bol d'air frais, alors engager la conversation – avec une inconnue qui plus est – ça frôlait l'exploit, elle qui pouvait parfois donner l'impression que tout l'irritait, même les mots les plus simples. Pourtant, ce soir, elle était d'humeur presque bavarde, à croire que ses discussions banales avec Karlach ne lui suffisaient pas – alors qu'en réalité elle n'avait besoin de rien d'autre –.

Elle fit quelques pas vers la jeune femme, loin d'elle l'idée de la gêner dans son espace vital, puis elle décroisait finalement les bras, enfonçant ses mains dans les poches de son blouson.

« Vous venez souvent ici ? » la questionnait-elle, à la fois curieuse et peu certaine que son interlocutrice soit du genre à partager une information peut-être un peu trop indiscrète avec une simple inconnue.

C’était pas vraiment compliqué de se rendre compte que les mouettes n’en avaient strictement rien à faire de tout ce qui se passait au-delà de leur bec. A part voler, bouffer et gueuler – rien de très lucratif cela dit – elles ne faisaient rien d’autre. Une vie simple à vrai dire : aucune prise de tête, le casque vide comme le néant. Bonne ambiance chez les mouettes.

« Je dois bien admettre qu’elles n’ont pas l’air très impliquées ! » Jen haussait légèrement les épaules, tant pis pour elle, elle qui pensait pouvoir se confier à elles, c’était raté.

« A vrai dire, j’essaie de venir le plus souvent possible. C’est plus calme qu’en ville et les couchers de soleil ne se ressemblent jamais. » elle reprenait, un léger sourire accompagnant ses paroles. Son regard se pose ensuite sur l’écharpe que Lila lui tendait, et elle relevait les mains face à elle, secouant légèrement la tête de gauche à droite.

« Oh, non, ce n’est pas nécessaire ! » elle lui disait, un peu gênée en découvrant la générosité de la jeune femme. Elle n’avait pas l’habitude que l’on se préoccupe d’elle à ce point : car oui, c’était beaucoup pour elle, même s’il ne s’agissait que d’une écharpe. Elle ne baissait pas le bras pour autant, Lila, et Jen devait se faire à l’idée qu’elle n’arriverait peut-être pas à la faire changer d’avis, surtout à l’entente de ses nouvelles paroles.

Elle ne voulait pas que Lila puisse se sentir mal si elle tombait malade, et même si l’idée qu’elles ne se recroiseraient peut-être jamais venait à l’esprit de Jen, elle n’avait que ça en tête : elle ne devait pas se sentir coupable de quoi que ce soit cette gentille femme, alors elle avait fini par tendre à son tour le bras pour attraper délicatement l’écharpe, embarrassée par ce geste de bienveillance soudain.

« Eh bien… Merci beaucoup, c’est très aimable ! » elle ajoutait, dépliant l’écharpe pour la glisser contre sa nuque. « C’est moi qui vais m’en vouloir si tu tombes malade, du coup ! » elle rétorquait, pinçant légèrement ses lèvres alors qu’elle hésitait à la garder.

Finalement, les mots de la jeune femme firent se détendre Jen. Elle avait même laissé un rire léger se faufiler entre ses lèvres avant d’enrouler l’écharpe autour de son cou.

« Promis, je te la rends aujourd’hui même ! Je n’ai pas très envie de passer le restant de mes jours en prison ! » elle lui répondait, sur le ton de l’humour, à son tour.

Il lui avait fallu un certain temps avant d’être assez à l’aise avec elle, et maintenant qu’elle avait son écharpe autour du coup, elle n’allait pas retourner au bord de l’eau pour continuer d’espérer avoir une conversation claire avec les mouettes. Elle désigna le sable de son menton, juste à côté de la jeune femme avant de la regarder de nouveau, un sourire délicat aux lèvres.

« Je peux venir m’installer ? » elle lui demandait alors, question de respect, et surtout car elle ne voulait pas s’imposer.

Lila avait visiblement son petit caractère bien trempé sous couvert d'une pointe d'humour que Jen appréciait vraiment. Elle se serait presque sentie coupable si elle n'avait pas fini par prendre cette écharpe. Caractérielle et généreuse, un peu comme elle, au final ! Enfin... Généreuse, c'était pas encore ça, mais bon. Les autres l'étaient avec elle, elle apprendrait à l'être tout autant, un jour !

A peu près rassurée sur le fait que la jeune femme n'allait pas mourir de froid, Jen s'approcha après avoir eu son accord pour s'installer près d'elle. Elle se pencha pour s'asseoir, et en vrai, ça faisait du bien de se poser un peu. En entendant Lila, un rire lui échappa. Elle haussa les épaules, juste histoire de faire planer le doute un instant, puis elle regardait la jeune femme, un sourire délicat posé aux lèvres.

« Ca m'arrive de mordre, mais t'es sympa, tu mérites pas ça ! » elle disait sur un ton très calme, davantage pour la taquiner que pour lui faire peur.

A vrai dire, Jen avait perdu de cette assurance qu'elle avait dans le passé. Elle ne savait pas vraiment comment se comporter avec la population de cette île. Le fait qu'elle travaille avec Astarion et Karlach et qu'elle voyait du monde était plutôt rassurant pour elle, et ça l'aidait à se rendre compte un peu de la diversité de Staten Island tout en n'étant pas trop dépaysée.

Elle repliait ses genoux pour pouvoir croiser ses bras au dessus, attrapant le bout de l'écharpe pour l'enrouler autour de ses mains et les garder au chaud. Elle jetait un œil à l'horizon, le ciel commençait tout doucement à accentuer ses teintes de rose et de jaune alors que l'astre orange s'approchait lentement de l'eau, puis elle reposait ses pupilles sur la jeune femme.

« Au fait, je m'appelle Jenevelle, mais tu peux m'appeler Jen ! » elle reprenait, toujours en gardant un petit sourire aux lèvres. « Et toi ? »

Lila, donc. C'était quoi... Le nom d'une fleur ? C'était doux, un peu le contraire de ce qu'elle dégageait, mais ça avait le mérite d'être joli, et elle le portait bien. Jen avait laissé un rire très léger lui échapper. Elle était marrante, Lila, même si on ne pouvait pas dire que Jen avait un sens de l'humour très développé.

- Ca marche, Lila... Enchantée, du coup ! Elle lui répondait, sans que son sourire ne quitte une seule seconde ses lèvres.

A sa question, Jen sembla hésiter. Non pas parce qu'elle trouvait ça indiscret, qu'elle le lui demande, mais entre son arrivée chaotique, sa perte de mémoire profonde qui avaient résulté à l'arrivée finalement fracassante de tous ses souvenirs, elle avait un peu perdu le fil. Elle savait qu'elle était là depuis quelques mois, mais elle avait du mal à garder en tête la date exacte de son arrivée.

- Hm... Je suis arrivée cet été. Enfin... Juillet, août... Je ne sais plus trop, mais il faisait bien plus chaud qu'aujourd'hui en tout cas ! elle reprenait, posant son menton sur ses avant bras qu'elle avait fini par croiser sur ses genoux. Récemment, beaucoup de choses me sont revenues, donc j'ai laissé de côté d'autres éléments moins importants, comme la date exacte de mon arrivée sur cette île étrange. elle ajoutait, pinçant ses lèvres, avant que son visage ne se tourne de nouveau vers la jeune femme.

- Et toi ? T'as toujours vécu là ou tu fais partie de celles et ceux qui n'ont pas eu d'autre choix que de s'adapter ? c'était un peu direct, ça pouvait même sonner très ironique, mais sa question était sérieuse. Elle était curieuse de savoir si Lila était comme elle, si elle avait du s'adapter à cette île, si elle aussi, elle était loin de chez elle.

Point rassurant finalement : Lila était dans le même cas que Jen. Elle aussi, elle avait été contrainte de s'adapter à une « nouvelle vie » ici. Elle aussi elle avait vu cette lumière aveuglante et avait fini les pieds sur cette île, par… Obligation, dira-t-on. Un phénomène bien trop étrange pour arriver à le définir réellement, mais ça laissait un goût amer à la demi-elfe, elle qui avait beaucoup à faire dans son propre monde.

- Ça n’a pas dû être marrant de fêter le nouvel an dans ces conditions, si t’as eu le courage de le fêter…

Elle se doutait bien que les étoiles n’étaient certainement pas alignées pour ça, et bien qu’elle-même ne soit pas une habituée de ce genre de célébrations, elle avait fait en sortes d’être assez renseignée sur certains sujets, histoire de savoir de quoi elle parlait.

A la nouvelle question de la jeune femme, Jen hocha la tête, un petit sourire se dessinant de nouveau sur son visage.

- Oui ! A vrai dire, le hasard a fait qu’au travail j’ai fait la rencontre d’une… Amie de longue date. Elle reprenait, son sourire ne faiblissant pas, et ses joues ne manquaient pas de prendre une légère teinte rosée qu’elle finit par cacher en remontant légèrement l’écharpe alors que son regard glissait vers l’horizon. Et puis… Il se trouve que mon patron aussi est une connaissance. Je peux affirmer aujourd’hui que je n’avais pas d’affinités particulières avec lui, il est… Assez spécial, mais il a changé, il n’est plus lui-même aujourd’hui.

Elle haussait légèrement les épaules, tournant finalement une nouvelle fois son visage vers la jeune femme.

- Et toi alors… Est-ce que tu as retrouvé quelqu’un ici ? Elle lui demandait à son tour, une pointe de curiosité dans la voix. Et… Parle moi un peu de toi, d’où viens-tu exactement ?

En écoutant la jeune femme lui parler de son petit ami, du fait qu’elle l’avait retrouvé sur l’île après son arrivée mais qu’il était quelqu’un d’autre avant qu’il ne revienne à lui d’une traite lui rappelait sans mal sa propre expérience à elle. Ça s’était passé si vite, elle n’avait rien vu venir, Jen. Comme un rêve qui devenait tout à coup réalité – un cauchemar plutôt –, ça lui avait explosé à la figure, en à peine quelques heures. Des heures de sommeil profond pendant lesquelles elle a senti son corps tout entier la faire souffrir, comme si elle revivait toutes les choses de son passé foireux une seconde fois.

Alors elle comprenait, même lorsqu’elle lui disait ne pas se souvenir d’où elle venait. C’était tout de même assez délicat comme question. Certaines choses pouvaient en faire remonter d’autres que beaucoup voudraient oublier, les laisser scellées dans un coin de leur tête et ne jamais vouloir y penser de nouveau. Mais empathique comme elle était, Jen, elle ne pouvait s’empêcher de chercher des solutions là où il n’y en avait pas forcément, et Lila ne pouvait pas trouver de meilleur mot que « merdique » pour le coup, car ça l’était.

- Quel enfer tu as du vivre… elle murmurait, juste avant qu’un petit soupire ne lui échappe. Et t’as encore un pied dedans visiblement, à croire que ça ne s’arrêtera jamais.

A la question de Lila, la brunette hochait légèrement la tête. Elle ne saurait expliquer comment les choses s’étaient passées pour elle, tant tout lui avait paru improbable à son arrivée.

- J’en ai eu, au tout début. Mais comme ton petit-ami, j’ai fini par me souvenir. Elle ajoutait, elle aurait aimé que ça n’arrive jamais. Ça m’a au moins permise de me rendre compte que je n’étais pas seule ici, ça pourrait être pire, je suppose…

Tout était certainement pire ailleurs. Les gens forcés de venir ici avaient au moins la chance de pouvoir vivre à peu près normalement. Il ne se passait jamais rien qui n’ait de conséquences à grande échelle, alors oui, ça pourrait carrément être pire.

Le soleil fatigué embrassait finalement l’océan, se reflétant à un point précis sur l’eau qui reliait, l’espace de quelques minutes, la surface au ciel. Les nuages se voilaient d’une teinte changeante, s’assombrissant à mesure que l’astre s’abîmait par-delà l’horizon. Comme une lueur qui s’éteignait, elle disparaissait du creux des regards, laissant sa place au crépuscule.