Partir. Je dois partir. Une existence qui gêne, un poids sur les épaules d'une famille que j'aime. Trop de malheurs sont arrivés. Mieux vaut que le nom de Bruno ne soit plus prononcé. Partir. Je jette contre le mur la pierre sur laquelle s'est rassemblée ma vision. Les fragments se brisent et s'éparpillent dans le sable. Capuchon sur la tête, la nuit engloutit ma silhouette. Je disparais. Plus de Bruno, plus de malheurs. L'herbe est fraîche, le vent léger, mon cœur lourd comme une pierre. Impossible de les abandonner. Je regarde en arrière (je n'aurais pas dû). Trop de souvenirs me rattache à eux - ceux que je dois quitter. L'odeur des plats de Julieta et son sourire bienveillant, les fous rire d'enfance partagés avec Pepa, mes neveux et nièces, le village. Ma mère. Terrible figure qui me hante. Regards qui transpercent mon cœur de flèches ardentes. L'impression de ne pas être assez, de tout faire de travers. Tio Bruno, à ne pas fréquenter. Mais je ne peux pas les quitter. Les abandonner. Pour aller où ? Me perdre davantage ? Me noyer ? Quelle vie ? NON. Ne pas poser de question. Elles risquent d'apparaître - les visions. Inspire, expire. Elles ne peuvent plus venir. Je reviens dans la maison (cette terrible prison). Entre les murs, je me cache. Passages secrets ignorés, petite pièce dissimulées derrière la cuisine - ma nouvelle chambre. Pas de sable, pas de questions, pas de vision. Personne ne doit savoir pour Mirabel - personne n'a besoin de savoir. Pour elle, la porte de ses pouvoirs ne s'est pas ouverte (mi sobrina, ne t'en fais pas) - trop de questions. Mamá m'a demandé une vision ! Mais la réponse - terrible. Je ne peux pas - briser la famille. Alors je serai dans l'ombre, et je réparerai la maison et ses fissures. Rien ne se produira - je n'apporterai plus le malheur. Ils vivent autour de moi sans savoir que je suis toujours là. Silence.

No se habla de Bruno.

Partir. Je suis arrivé ici car je devais partir. Disparaître. Un poids pour ma famille, un poids pour ceux que j'aime. Comment vont-ils ? Mangent-ils bien ? Quels visages, déjà si lointains ? Leurs prénoms ? Silence. Pas de visions. Une nouvelle vie à Staten Island. Arrivé un vendredi treize (je porte déjà malheur). Bagages déposés dans une chambre d'hôtel - des explications sur la ville, des propositions de formation. J'accepte. C'est un nouveau départ. J'oublie le reste (culpabilité). Souvenirs flous qui me hantent (ce sont les yeux de ma mère et ses remarques cinglantes).
Pas de sable, pourtant des visions. Je n'ai pas le contrôle (je ne veux pas voir, je ne veux pas savoir !). Déjà trop d'accidents ; je change de travail trop souvent. Sur un chantier, un camion a renversé tout le ciment sur une maison en construction - je leur en avais parlé. Au fond d'un garage, un moteur qui prend feu - la surchauffe, je leur en avais touché deux mots. Dans une animalerie, les enfants ont peur du terrible Bruno qui parle de la mort de leurs futurs animaux - je n'arrive pas à les rassurer, tout est pris de travers. Serveur dans une brasserie ? Des rats ! Vendeur en boulangerie ? Des cafards ! Conseiller dans un rayon culturel ? Si vous achetez ce livre, vous - STOP.  Une nouvelle vie ratée. J'essaye, pourtant, je m'accroche. Je fais en sorte de ne pas être moi-même, seule méthode pour tenir les visions éloignées de mon quotidien. Jorge et Hernando, inventés de toute pièce. Je me parle à moi-même comme si je m'adressais à eux - ils n'ont pas de pouvoirs, eux. Alors si je les incarne, plus de prophéties. Astuce vide de sens mais qui m'aide un peu.

No se habla de Bruno.

Un pouvoir de précognition, trop cool ? Non ! C'est un calvaire - un ENFER. Je n'en ai pas entièrement le contrôle, et les visions surviennent n'importe quand - à tout moment, si je ne fais pas attention (si je me pose trop de questions sur quelqu'un, sur une situation, par exemple). Ce ne sont parfois que des murmures (comme le bruit du sable qui tombe), des voix qui susurrent des mots incompréhensibles à mes oreilles. Mais elles apparaissent vraiment quand, devant mes yeux, apparaît comme un éclair vert qui déchire le monde en deux. Autour de moi, tout se met à tourner et des images apparaissent, innombrables, insaisissables. Elles ne sont jamais très claires, toujours alambiquées, ce sont comme des puzzles - des énigmes à résoudre. Lorsque ce sont des prémonitions importantes, elles se matérialisent dans mes mains sous forme de cristal vert - ou de miroir dans lequel se reflète une bribe du futur. Parfois, ce sont des événements très simples, et ceux-là restent immatériels. J'essaye de ne pas les déchiffrer mais c'est plus fort que moi - si je ne le fais pas, j'ai l'impression que je vais exploser et je suffoque. Chaque vision est pour moi un événement violent, un traumatisme que j'ai appris à essayer de chasser le plus loin possible de ma vie.
Pour maîtriser ce pouvoir, j'ai inventé Jorge et Hernando qui me permettent d'avoir la paix. Mais je ne peux pas toujours jouer la comédie - malheureusement.
Je peux également invoquer des visions - mais c'est quelque chose que je ne souhaite ni essayer, no pratiquer. Il me faudrait beaucoup d'entraînement, de l'exercice, et il est absolument hors de question que je développe cette capacité qui demeure terriblement brouillonne.